Projet thylacine
Le Thylacine du
Muséum-Aquarium de Nancy
Deux interventions pour la re-présentation de la taxidermie erronée d’un animal disparu.
Un outil de sensibilisation à la conservation du vivant.
Sous la direction de Gaspard Salatko
Résumé de l'étude et du mémoire
Cette taxidermie est un cas d’étude tout à fait singulier, premièrement, elle est issue d’une espèce éteinte depuis 1936. Ensuite, cette pièce possède quelques particularités inhérentes à sa facture : l’animal a été monté dans une position bipède rappelant celle d’un kangourou. Sa poche marsupiale a été naturalisée à l’envers, c’est-à-dire qu’elle s’ouvre vers l’avant du spécimen comme celle d’un macropodidé contrairement aux caractéristiques de l’espèce.
Il est impossible de retracer la totalité du parcours de la pièce au sein du muséum depuis sa création. La toute première mention du spécimen apparait dans le premier registre d’inventaire commencé en 1886. Elle est de la main de Lucien Cuènot, professeur à la faculté à cette époque. On sait par ailleurs que ce thylacine était présent à la Faculté des Sciences située place Carnot. On le voit se profiler sur une photographie non datée, mais que l’on peut inscrire entre 1860 et 1933. Il s’agit là des seules références à cette pièce connues avant son arrivée dans le bâtiment qui accueille encore à l’heure actuelle le muséum depuis 1933.
La naturalisation, qui est aujourd’hui conservée dans les réserves mutualisées des musées du Grand Nancy, appartient aux collections patrimoniales du Muséum. Elle n’est plus exposée au public depuis la rénovation de l’établissement en 2005. Et pour cause, en l’état cette naturalisation, pourtant rare et précieuse en raison l’espèce dont elle est issue, souffre de sa représentation «erronée». Si bien que l’on ne reconnait le tigre de Tasmanie qu’au travers de ses rayures caractéristiques, à condition de connaitre le taxon.
Au total, il existe 8 spécimens de thylacines sous forme de montages taxidermiques, conservés dans 6 musées en France. Et, à l’exception de Nancy, chacun de ces établissements en expose au moins un.
J’ai choisi de penser cette pièce comme le produit de plusieurs histoires : celle du Muséum-Aquarium de Nancy, celle de la taxidermie et enfin celle de l’espèce : ce qui inclut l’état des connaissances qui gravitent autour du taxon, mais aussi ses modes de représentations et plus globalement son ancrage dans l’Histoire Naturelle.
C’est en comprenant cet ensemble de relations que synthétise la pièce que l’on peut se donner les moyens d’en saisir les enjeux du point de vue de la conservation-restauration : comment restituer les caractéristiques liées à l’espèce pour permettre la présentation d’un tel spécimen à des fins pédagogiques et de sensibilisation écologique, sans toutefois altérer ses valeurs scientifiques et historiques ?
I- L’étude contextuelle :
Dans un premier temps, un travail d’enquête m’a conduite à aborder l’aspect « immatériel » de la pièce, car une bonne connaissance — historique notamment — du spécimen est une condition indispensable à la réalisation de choix pertinents en matière d’intervention.
La disparition de l’espèce et l’ensemble des éléments l’ayant entrainée sont centraux, tant historiquement que scientifiquement. L’activité humaine y a en grande partie contribué, si ce n’est totalement. Le thylacine a subi une véritable campagne de diabolisation. On constate, au travers des représentations de l’espèce et de leur provenance géographique, que les intérêts économiques de la colonie britannique en Tasmanie établie dès 1803 n’y sont pas étrangers. En effet, ceux-ci reposaient en grande partie sur l’élevage d’ovins dont le tigre était réputé en être un prédateur très vorace. C’est ainsi qu’une politique d’abattage s’est mise en place sous forme de multiples primes à la tête.
Aujourd’hui, la valeur d’un tel spécimen repose également sur son intérêt scientifique. L’espèce a disparu avant que nombre de données n’aient pu être recueillies et l’aversion pour l’animal semble en avoir biaisé une partie. La pièce reste aussi un témoin de l’histoire d’une destruction. En cela, le thylacine de Nancy a une grande valeur symbolique et une portée pédagogique vis-à-vis des comportements humains, faute d’en avoir une dans sa représentation anatomique de l’espèce.
La suite de l’enquête a consisté en un épluchage rigoureux de l’historique du muséum. Il m’a permis d’estimer que la pièce aurait pu être acquise de façon plus probable entre 1854 et 1886. De même, les recherches menées sur l’histoire des représentations du thylacine, bien que nous ignorions sa provenance, permettent de penser que son entrée dans les collections se serait plutôt faite par le biais d’une donation ou d’une préparation locale ou au moins française. Cette piste d’un montage réalisé sur le territoire semble se raffermir lors de l’étude des représentations de l’espèce et de leur comparaison en fonction de leur provenance géographique ; les spécimens les plus en lien avec la colonie et les enjeux économiques sont pour la plupart figés dans des poses suggérant de l’agressivité, tandis que ceux tout particulièrement français et allemands semblent absolument détachés de cette diabolisation. Les indices et la méconnaissance apparente sur l’espèce laissent enfin supposer qu’il aurait été réalisé par un taxidermiste peu reconnu et ancré dans le monde scientifique. Et c’est bien la méconnaissance du taxon et la possible confusion avec un autre qui aurait entrainé ce préparateur à représenter cet animal de la sorte, bien que l’hypothèse d’une falsification délibérée ne soit pas à exclure totalement.
Ce sont là autant d’éléments qui ne devaient pas être perdus de vue lors de cette étude de conservation-restauration sur ce spécimen ; l’élaboration des propositions d’interventions étant étroitement liée à ce que l’enquête a révélé. Le thylacine apparait comme un véritable témoin de l’histoire de la colonisation et de la fabrique des sciences naturelles, dont il porte la trace dans son mode même de représentation.
II - Étude matérielle de la pièce :
C’est en prenant compte les divers mondes auxquels appartient la pièce que le constat d’état et les propositions de traitements ont été envisagés. L’intervention retenue est minimale.
L’examen de la pièce et de ses radiographies révèle une grande fragilité mécanique qui entraine des dégâts collatéraux sur la peau de l’animal. Ainsi, un dispositif doit être pensé pour limiter ces risques « de façon » qui déséquilibrent le spécimen et créent des tensions. Un système de cales a été prévu à cet effet pour le transport et la conservation en réserve de la pièce.
Ce représentant de l’espèce étant irremplaçable et non reproductible, car le thylacine a disparu, le reste de la proposition s’est tournée vers une simple conservation de ses qualités matérielles. Des interventions sur des altérations « fonctionnelles » ont été réalisées, il s’agissait là d’ôter des traces de peintures sur le pelage du spécimen et de remettre en teinte les précédentes restaurations. J’ai également choisi de recouvrir d’une légère couche de feutre brossé les parties synthétiques des oreilles ajoutées lors d’une intervention passée, et ce à des fins esthétiques pour atténuer un découpage trop franc.
Les erreurs anatomiques que l’on perçoit sur ce thylacine ont été conservées. Il n’était en effet pas envisageable de modifier la pièce afin de lui donner la fonction pédagogique que l’on attendrait d’elle. Cela comporterait de grands risques pour la taxidermie et ce type d’intervention n’est pas réversible. De plus, ses « anomalies » font partie intégrante de la pièce, de son histoire, mais plus largement de celle de l’espèce et de ses relations avec les humains. Si le spécimen avait été remis en position quadrupède et sa poche retournée, l’objet s’en serait trouvé profondément dénaturé : Une telle pratique irait à l’encontre de tous les principes déontologiques et éthiques de la Conservation-restauration.
Une intervention à ce point radicale frôlerait la falsification.
III - Réalisation d’une seconde version
Après ce traitement minimaliste du spécimen un dilemme perdure : La posture du tigre de Tasmanie et le marsupium inversé entrainent une dysfonction d’ordre pédagogique qui semble irrémédiable, à moins, comme évoqué précédemment, de falsifier la pièce et d’empiéter sur ses autres valeurs, historiques et scientifiques. Or, dans le contexte actuel de disparition de la biodiversité, il semble important que l’institution puisse présenter ce spécimen « anatomiquement erroné » au public sans l’induire en erreur.
Dans cette perspective, une restauration au-delà de la matérialité de la pièce a été prévue : un élément ajouté permettant de restituer la dimension pédagogique du thylacine. À la suite d’un travail comparatif de différents médiums pour représenter l’animal, ainsi qu’un entretien avec le muséum, cet élément a pris la forme d’une taxidermie. De plus, une symétrie « matérielle » entre les deux naturalisations était indispensable à l’efficacité du dispositif.
Cette reconstitution sous forme de montage se devait de synthétiser les savoirs scientifiques actuels sur le thylacine afin de rétablir des caractéristiques conformes à l’espèce telle que nous la connaissons aujourd’hui. Elle aura pour principale finalité d’être au service de l’institution en matière de pédagogie, mais aussi au service du tigre de Tasmanie original et de ses valeurs.
Des choix ont été réalisés en matière d’esthétisme dans le cadre d’une pièce qui se voulait moderne et en lien avec la version authentique du loup marsupial.
Le choix de la posture a été décidé en fonction des éléments anatomiques incorrects de la pièce originale. Les quelques volontés du taxidermiste ont été reproduites : la tête tournée vers la droite et l’hypothétique souhait de donner du mouvement à la naturalisation.
Les matériaux de création ont été sélectionnés afin de répondre à des besoins de pérennité. L’usage de la mousse polyéthylène pour le mannequin a été retenu à cet effet. Cette matière est également en accord avec l’utilisation qu’en fera éventuellement l’institution et correspond aux exigences qu’entraine ce type d’objet particulier : une reconstitution préparée à partir de peaux étrangères à l’espèce représentée, c’est-à-dire avec un grand nombre de coutures.
De même, le choix de la fourrure s’est opéré dans un souci de conformité au moins visuelle avec le taxon.
Enfin, comme pour toute reconstitution d’un taxon disparu, la documentation a été lacunaire et il a fallu statuer de façon argumentée sur les éléments qui laissaient planer le doute comme la couleur des yeux.
IV - Le dispositif
Bien qu’il ne s’agisse pas d’une intervention à même la pièce, ce dispositif appartient au champ de la Conservation-Restauration, dans la mesure où l’objet en cours de confection s’apparente bien à une « restauration périphérique ». À l’image de ce qui s’appliquerait matériellement lors d’une intervention sur une pièce lacunaire, et qui viserait à combler le manque, il a été envisagé de faire de même sur cet « objet », à ce détail près que le manque relève ici de l’immatérialité de l’objet.
Dans sa conception le dispositif est pensé comme une mise en perspective de deux naturalisations. L’une étant le thylacine original avec ses inexactitudes anatomiques, mais sa matérialité authentique par la présence de la peau et de sa fourrure. L’autre étant la reconstitution — présentée comme telle afin de ne pas tromper les spectateurs — avec une matérialité non authentique, mais une conception qui synthétise les connaissances actuelles sur l’espèce.
Ces deux versions placées côte à côte permettent au public d’effectuer lui même un va-et-vient d’un spécimen à l’autre afin d’en tirer tous les éléments nécessaires à la bonne compréhension de la pièce originale et de l’espèce. Ce « jeu des 7 erreurs » entraine le spectateur à être acteur de ses connaissances et à extraire de cette expérience ses propres questionnements et ses propres conclusions.
En effet, le placement en parallèle de ces deux éléments n’a pas comme unique impact d’opérer une correction anatomique aux yeux du public. Il offre aussi la possibilité d’accentuer ses spécificités historiques et de mettre en lumière la conception des sciences naturelles de l’époque, dans une situation géographique donnée qu’est celle de la naissance de cette pièce à Nancy.
De plus, le recours à une reconstitution et au « faux » place aussi l’accent sur la disparition patrimoine naturel.
Beaucoup d’établissements d’histoire naturelle possèdent aujourd’hui des taxidermies qui reflètent une idéologie ou des conceptions dépassées. Beaucoup de ces pièces sont jugées « inexploitables » par les institutions. Les Naturalia sont en effet majoritairement considérées par les muséums comme des représentants de leur espèce et rarement comme « objets anthropozoologiques ». Selon cette conception, l’empreinte humaine sur la naturalisation doit être estimée comme neutre ou imperceptible pour être exploitée.
De sorte que les conservateurs-restaurateurs sont souvent sollicités par les institutions afin de « corriger » ce qui est qualifié comme des « erreurs du passé ». Or il me semble que le rôle d’un conservateur-restaurateur est justement de pouvoir déterminer si l’intervention, en changeant certaines caractéristiques des spécimens, n’irait pas à l’encontre d’une valeur dissimulée de la pièce. Ainsi, si certaines opérations, par exemple le remplacement d’yeux de mauvaises couleurs, peuvent être envisageables au cas par cas, d’autres interventions seraient proches d’une falsification non intentionnelle d’une histoire des conceptions humaine sur les animaux.
En somme, l’intérêt de ces pièces, dont le thylacine de Nancy est un exemple, n’est et ne sera jamais d’être représentatives d’une espèce : elles sont avant tout historiques. Et à ce titre, elles documentent davantage une anthropologie des relations homme/animal et une histoire du regard humain sur l’animal avec ses évolutions.
Jusqu’à maintenant, les taxidermies majoritairement présentées au public le sont en fonction de leur potentiel à incarner des animaux les plus naturels possible, à être des « objets naturels » considérés alors comme « neutre », ou tout du moins en accord avec la vision actuelle que l’on a de l’animal. Mais on pourrait très bien voir émerger une autre catégorie en expositions : des pièces valorisées pour leur qualité d’objets fortement marqués culturellement.
Ainsi ces singes avec bananes, ces animaux tous crocs dehors, ces animaux porteurs d’erreurs éthologiques pourraient sortir des réserves. À condition d’admettre et de considérer que la neutralité absolue n’existe jamais. C’est bien l’homme qui est à l’origine de la théorisation des sciences naturelles, et de ce fait, des biais sont inévitables et sont induits par des conceptions, des regards, des croyances, des contextes... Ces mêmes biais qui se retrouvent alors sur ces pièces.
De même, une histoire de la taxidermie, ne serait-ce que stylistique, pourrait être présentée au travers de spécimens représentatifs de leurs époques : du spécimen de cabinet de curiosité fantasmagorique, au spécimen figé destiné uniquement à l’étude ; montages et mises en peau, jusqu’aux positionnements toujours plus en mouvement, toujours plus marqués par l’éthologie, en passant par les diverses modes : les socles perchoirs en bois tournés, les dioramas...
Et le musée zoologique pourrait aussi endosser le rôle de musée d’histoire des sciences naturelles, en plus de celui qu’il arbore de plus en plus de musée de l’impact humain sur la nature. Chacun de ces aspects étant parfois indissociables les uns des autres, puisque dans le cas du thylacine, ce sont bien les représentations diabolisées, les méconnaissances, les croyances qui ont conduit l’espèce à sa disparition.